samedi 28 février 2009

Des bâtons et des hommes


Des bâtons et des hommes

Les bâtons, c’est comme les chabrettes : ça tient de l’atavisme ! Qui est capable d’entrer dans un bois de châtaigniers au printemps sans faire une chabrette, ou en toute saison, sans couper un bâton ? Moi non ; on ne se refait pas ! Car chacun revient toujours à son petit Liré, à la source enchantée des émotions premières. Petits joyaux du temps perdu qu’en vaine course circulaire toujours recommencée, ne cessons de quêter aux joies des origines.
Le bâton et la main ; bien sûr, la main qui saisit, qui caresse, qui se prolonge jusqu’au sol pour le sonder, le fouiller, y chercher un appui.
Et encore le couteau, avec l’instinct du prédateur, tâchant plutôt de surmonter faiblesse et solitude, archaïques sentirs du cerveau reptilien.
Au moins cela, au fond, et mille autres encore.
A peine franchie l’orée du bois, on sait qu’il est là-bas, et lui aussi le sait, nés l’un et l’autre que pour ça.
Ne reste qu’à susciter l’improbable déclic ; chacun en cette vie n’erre-t-il pas indéfiniment à la rencontre de son bâton ?
Elégantes gitolles et fiers baliveaux pullulent vers le ciel en pousses vigoureuses, un peu frêles les unes, fines, fragiles pour l’appui, et trop branchus les autres, rugueux et lourds pour la main, bien trop courts pour le dos ou peu charismatiques.
Couteau fermé en main, la marche vers l’élu est déjà une composante des futurs souvenirs de l’âme du bâton qui s’élabore.
Des éclairs de lumière, j’en ai vu d’innombrables dans tous vos yeux d’écorce, guettant le geste du passant. Mais point d’écho entre nous ; je passe mon chemin. D’ailleurs, lorsque se boucle le détour brun violacé de l’ombre, bien des sourires s’éteignent et rentrent dans le hallier. La rencontre n’est pas pour tout de suite ; elle n’est pas ici, pas avec vous. Le vouliez-vous, d’ailleurs, vraiment ?
L’atavisme du prédateur pousserait à couper, pour s’emparer du premier venu, à ‘faire feu de tout bois’, comme pour les amours premières. Mais non, ce n’est pas là le sens de la démarche.
Le bâton est le premier outil, du singe et de certains oiseaux, avant d’être celui de l’homme ; il est aussi le premier compagnon, de solitude sur le chemin, ou de combat, et de pouvoir aussi. N’oublions pas qu’il servait à transmettre le feu sacré, et qu’il est aussi l’axe du monde.
Il se choisit comme un ami, et l’on peut s’en autoriser beaucoup, parmi lesquels on décidera d’emmener tel ou tel avec soi en promenade, selon les circonstances. Et puis, tout comme les amis, ils s’entendent parfaitement entre eux : rien à voir avec les maîtresses !
Dans les collines boisées, versant nord, les noisetiers abondent à l’abri du Soleil, les pieds au frais dans l’humidité des sources, côtoyant des sureaux ; mais j’ai déjà un beau bâton de noisetier, élaboré —plus ou moins— dans les règles de celui de Saint Jacques de Compostelle. J’en ai un autre aussi, coupé selon les mêmes canons, issu d’une magnifique gitolle d’acacia, que je préfère au noisetier car il est plus vif et plus solide, tout prêt à partir en pèlerinage pour peu que son maître passe des velléités du fantasme aux bons souliers du pénitent…
Le ‘bourdon’ du pèlerin est une affaire particulièrement sérieuse : il sera son fidèle compagnon durant des mois, à l’aller puis au retour. Choisi avec le plus grand soin en parfaite harmonie réciproque —d’ailleurs, qui choisit qui ?—, il est chargé de symboles physiques et spirituels. Pas trop lourd, bien sûr, mais souple et assez fort pour soutenir tantôt le sac sur le dos, tantôt l’échine fatiguée du maître, ou bien pour repousser les chiens, il sera le ‘troisième pied’, aussi ferme à l’appui que les deux autres. Et puis, toujours dans la symbolique du chiffre trois, celui de l’équilibre et du soutien moral et spirituel, il sera le signe sacré de la ‘Trinité’.
Il est codé, aussi : le bourdon d’un néophyte atteindra le niveau de ses yeux, et celui d’un vétéran l’exacte hauteur de sa tête.
Les puristes le coupent en claire nuit de pleine Lune, d’un seul coup énergique, en évitant de le laisser tomber au sol, puis le lancent vers le ciel et le rattrapent, en s’orientant vers l’Ouest ; ensuite ils le fichent en terre et, tout en l’encerclant avec les mains sans le toucher, procèdent à des incantations pour le « charger » de toute leur énergie et leur motivation. Ils terminent le rituel par une prière où ils invoquent le Tout Puissant pour qu’Il les aide, en cette démarche initiatique, à franchir la « vallée ténébreuse de la mort », le véritable sens de l’entreprise.
Voilà un peu de quel bois sont faits certains bâtons.
Le mien attend encore, quelque part dans le hallier, que se fasse notre rencontre. Pas de précipitation : n’est-ce pas là l’essentiel pré requis ?
En attendant, le pied foule voluptueusement le sol moussu, plaisir premier qui n’est troublé que par le lacis de ronces dont il faut se défaire à chaque instant.
De raison, plus que de passion, se fera la rencontre. Là-bas, un peu isolé des autres, un baliveau de cornouiller porte droit vers le ciel la vie que je vais lui ôter : décision sacrificielle ! Car c’est bien ce que cela signifie : un sacrifice ; prendre la vie d’un arbre pour la donner à un bâton car, n’étant pas Dieu, je ne saurais créer la vie de rien, et me vois obligé à ce transfert magique.
On a bonne mine de rire, après cela, des peuples qui demandent pardon aux plantes avant de les couper…
D’abord, en faire le tour, de loin, pour examiner sa silhouette, puis s’approcher et toiser sa hauteur : il est presque parfaitement droit et lisse et, du pied aux premières branches, le compte y est, au moins pour un bâton de promenade. Tant pis pour Saint Jacques de Compostelle!
Il faudra maintenant obtenir son accord. Non, il ne se rebiffe pas, ce n’est ni dans les règles, ni dans son tempérament. A-t-il frémi ? Nul ne le sait… Son accord, il me le donnera par sa présence et l’éclat de son charisme, muet rayonnement qui, s’il m’atteint, sera évidemment le signe de son acceptation. Le signe de son destin.
Le fait qu’il soit bien ce qu’il est, et que je sois ce que je suis, signent pour moi initiative à partir d’un appel, et pour lui, donc, acceptation.
Point de rituel magique extravagant !
Le couteau est bien là, pendu au bout de la chaîne, et glissé dans la poche dont il ne touche pas le fond, en souvenir d’un temps où il était difficile et coûteux de ravauder les poches usées par trop d’objets pesants. Lui aussi attend.
Sur la longueur du tronc, le bâton se dessine : il va du sol aux premiers rameaux, exactement.
Par drageonnage, ce tronc qui est en fait une gitolle, pousse sur une puissante racine double filant horizontalement au ras du sol, sous le manteau d’humus. Eh bien, en voilà un joli pommeau !
Ah, le pommeau des cannes ! En usage chez les pèlerins, et en grande mode chez les dandys du XIXe Siècle, que de petits trésors ne contenaient-ils pas ? Gages, talismans religieux ou païens, douloureuses et secrètes prières pour l’être aimé souffrant, fioles d’élixirs spiritueux, remèdes de grands-mères, et jusqu’aux tabatières en ces âges frivoles qui ne connaissaient pas la tyrannie de l’hygiénisme militant…
Pas question, avec un petit couteau, de se plier en pénible posture pour couper les racines dans le sol. A travers les branchages, le Soleil de l’hiver sèche un peu et doucement tiédit la mousse : assis ou allongé par terre, je travaillerai mieux.
Le modeste cornouiller mâle est un bois franchement dur, y compris sa racine, dur comme de la corne dont il tire son nom et dont il a la couleur ; pas étonnant que nos anciens l’aient préféré à d’autres pour en tirer aiguillons pour les bœufs, manches d’outils, barreaux d’échelles, pièces d’engrenages et même flèches et javelots.
Pour le plaisir du pittoresque, voici les fruits de notre arbre, les cornouilles, qui servent à faire du vin et des confitures, et que l’on nomme parfois les « couilles de Suisses »… Est-ce par contagion entre « cornouilles » et « couques », ces beignets belges, parfumés aux cornouilles, et qui, paraît-il, auraient la forme des attributs virils des gardes du Vatican… ? Mais, s’agissant de bâtons, on ne sait jamais trop où l’on va ! Et nous y reviendrons.
Il faut avoir des « mains de fer », comme dit mon petit-fils, pour couper une telle racine ! Et, de plus, mon couteau n’est pas au meilleur de son affûtage… Il ne s’agirait pas de se décourager, et de laisser sur place un impardonnable massacre de touriste. Et les mains, qui ne sont pas de fer, commencent à souffrir. Modeste exercice de stoïcisme…
Le bois de cornouiller est dense et pesant, surtout quand il est vert. La sensation, une fois en main, est un peu incommode : relativement mince, le bâton se révèle un peu balourd et lent, au pas et au geste. Déception ?
Il faut avant d’en juger, le peler pour mettre en valeur sa belle couleur de corne, mais aussi pour enlever le poids de l’écorce humide, et surtout accélérer le séchage qui le révèlera. Peut-on dire que peler son bâton c’est déjà engager avec lui une forme de dialogue et d’humanisation ? Ou de pouvoir et de domination ? Si j’en juge par l’enthousiasme avec lequel mes petits-enfants s’appliquent à cet ouvrage, je pense qu’il doit y avoir là quelque chose d’archaïque et de fort, qui se joue dans le triangle magique de la main, du bois et du couteau.
Quant à moi, je parsème de chutes d’écorce abandonnées le parcours de ma promenade hivernale de Petit Poucet.
Au fur et à mesure que le bâton blanchit sous l’action du couteau, et par contraste de couleurs, je vois apparaître distinctement une sorte de tête dans le nœud de racines, resté tel quel, qui forme le pommeau. D’emblée je crois y distinguer une sorte de jeune bovidé, avec son gros museau, ses cornes et ses yeux qu’il ne me restera juste qu’à ouvrir ; mais cela pourrait être aussi un âne, un chien, ou tout cela à la fois ! Mais il est là qui m’attend…. Je sens tout de suite que je ne retravaillerai que très peu ce pommeau —peut-être me limiter à faire à la scie des coupes franches—, car je voudrais être le seul à voir ce que j’y vois : un secret entre nous !Plantée en terre dans le sens de la marche —eh oui !, on distingue fort bien le sens de la marche chez les bâtons, déterminé par la meilleure prise en main qui signale l’avant et l’arrière de la pointe—, ma troisième jambe a un profil cagneux, ou panard, selon l’angle sous lequel on la regarde… Certes, rien n’est rigoureusement droit dans la nature, à l’exact opposé de l’univers des machines, et c’est l’homme, avec son esprit géométrique , qui veut tout tirer au cordeau, et moi aussi, bien sûr ! Mais il n’y a pas que cela : si la bonne prise en main du bâton contrarie sa bonne assise au sol, il en résulte une espèce de vibration parasite et de mouvement tournant qui ruinent tout le plaisir du jeu, toute la fermeté de l’appui, et qui fatiguent énormément au lieu d’accompagner la marche avec l’aide attendue, aussi bien physique que spirituelle.
Tenu en mains par les deux bouts, en appui central sur le genou, le bâton encore vert va se redresser à la première traction en sens inverse de sa courbe gênante. Las ! Non seulement le cornouiller est dur à la coupe, mais encore est-il carrément réticent au pliage… Le genou en fait les frais ; un sacré caractère de bâton !
Qu’à cela ne tienne ; un arbre fourchu me servira de presse-étau. Si le cornouiller est résistant, il est souple, et accepte de se laisser plier en sens inverse de sa courbe naturelle, assez largement.
Eh bien, non ! Vous avez dit ‘résilience’, ‘mémoire de forme’ ? C’est au moins tout cela, et plusieurs tentatives, aux limites de la rupture, n’y feront rien. Têtu comme une mule, ce bâton ! Alors, c’était donc ça, son pommeau, une tête de mule ? Eh bien, c’est un bon début.
Sa première promenade, il la fera ainsi, à sa tête ; mais nous formons déjà une belle paire d’amis. Il est encore jeune, et ça lui passera. Une fois à la maison, il subira une longue séance de dressage —le mot ne veut-il pas dire « redresser » ?—, coincé entre la presse de l’établi et un montant de l’échelle, plié en force à contre-courbe, jusqu’à ce qu’il sèche.
Il a bien fallu qu’il s’y soumette et, sec et droit maintenant, plus léger, il caracole en promenade, se jouant à merveille des ronces et des cailloux.
Reste encore le pommeau qui m’attend.
Pour les yeux, ce sera facile : deux petits départs de racines coupées les forment, spontanément placées au bon endroit: il suffira de leur donner la lumière noire des prunelles avec une pointe rougie au feu.
Le museau me préoccupe : c’est la grosse racine, bien plus grosse que le bâton ; au moment de l’abattage, après l’avoir péniblement entaillée en couronne au couteau, j’ai cassé ce qui restait au centre, mais des fibres se sont arrachées, et il y a maintenant un vilain trou au milieu.
Je l'ai foré à la perceuse, à peu près au diamètre du défaut, et j’ai coincé là une
cheville du même bois, mais pas du même arbre ; ça lui fera une prothèse…
Plutôt que de scier droit le museau, j’ai opté pour le ponçage au disque de papier de verre, et je m’y attendais : sur un bois dur, et perpendiculairement aux fibres, le disque impuissant chauffe et il brûle le bois ! Le museau est poncé, mais il y a partout du brûlé, de façon aléatoire : « Même pas grave ! », diraient mes petits-enfants. De façon aléatoire ai-je dit ? J’aperçois soudain comme deux naseaux noirs ; je vais éliminer au couteau les zones brûlées qui parasitent mon intuition, et… la voilà ma bête ! Un peu ébaubie avec sa frimousse de guingois et son regard désorienté, mais tellement innocente et tellement sympathique… Cette fois, ça y est !
Nous ferons désormais chemin ensemble.
Et je me remets à penser à tous ces bâtons qui ont accompagné et accompagnent encore les hommes : outils de leurs nobles tâches quotidiennes, de leur labeur de misère à tout jamais insurmontable, mais aussi instruments de pouvoir de chefs de tous acabits, des sanguinaires potentats tribaux jusqu’aux évêques avec leur crosse et aux maréchaux embâtonnés, et je ne peux m’empêcher de rire de la bouffonne vanité de tous ces dignitaires hurluberlus qui exhibent fièrement devant les autres hommes —car les bâtons, c’est une affaire d’hommes— et comme pour leur dire « Toi qui en as une toute petite, regarde ça un peu ! », ces impayables catachrèses phalliques…