samedi 8 mars 2014

La balançoire, c’est juste pour rire ?

La balançoire, c’est juste pour rire ?

          Des millions d’années avant l’apparition d’Homo Sapiens sur la Terre, elle se balançait déjà au bout de son fil, cherchant le sens du vent qui la porterait au loin, pour étirer l’aérienne géométrie de sa toile.

          A-t-elle donné des idées aux Hommes? Qui le sait?
          Ce qui est sûr, en revanche, c’est que les balançoires de nos enfants existaient déjà dans les temps préhistoriques.   

Mais étaient-elles exactement des jeux?
          Cette extraordinaire statuette a été mise au jour par des archéologues à Agia Triada, en Crète.
          Elle date d’environ 1450/1300 av. J.C., et appartient à la civilisation minoenne.
          C’est bien une balançoire installée entre deux arbres, et le personnage qui se balance est féminin. 

Alors, la question se pose : est-ce un jouet d’enfant ?
Certes, les enfants sont capables de jouer avec n’importe quoi mais, compte tenu du contexte historique de l’époque, des légendes postérieures et même des pratiques qui ont subsisté jusqu’à nos jours, on a tout lieu de penser qu’il s’agit plutôt d’un objet lié à un culte.

Lorsqu’on pense « balançoire », on pense immanquablement à « aiora » (Αιώρα ) qui a le même sens en grec, et à « oscilla » en latin.
Et, bien entendu aux fêtes des Aiôries, et à la légende que les auteurs répètent ou réécrivent à l’infini, celle d’Érigoné.
En voici une version simplifiée.
Un paysan athénien, Ikarios, père de la jeune Érigoné, reçut un jour un étranger de passage, à qui il fit les honneurs de sa pauvre maison.
Or l’étranger n’était rien moins que Dionysos lui-même qui, pour le récompenser, lui enseigna le secret de la fabrication du vin.
Tout fier de son nouveau savoir, le paysan s’en fut convier des bergers à une bonne dégustation. Il faut croire que la boisson leur plut, car certains se retrouvèrent bientôt ivres morts.
Les autres, croyant qu’Ikarios les avait empoisonnés, tuèrent le malheureux vigneron et l’abandonnèrent sur place.
La chienne Maïra rentra seule à la maison. Érigoné, la fille, s’inquiéta et partit à la recherche de son père. Guidée par la chienne, elle ne tarda pas à trouver le cadavre abandonné. Folle de désespoir, elle se suicida en se pendant à un arbre.
Pour venger Érigoné, Dionysos déclencha alors, parmi les autres filles du village, une énorme vague de suicides identiques.
Il fallait arrêter le désastre et, pour ce faire, on institua une fête rituelle, l’Aïora, au cours de laquelle on suspendait des figurines et des poupées dans les arbres, substituts des jeunes filles, afin de tromper le Dieu et de l’apaiser.
De là viendraient les balançoires.

Cette légende, qui possède d’innombrables variantes, a fait couler beaucoup d’encre pour en rédiger autant d’interprétations...
Le fin mot de l’histoire reste encore à écrire, et je ne me sens pas en mesure de le faire.
Cependant, si l’on rassemble des informations et des interprétations glanées ici et là, on peut faire des hypothèses.
De toute évidence, cette histoire n’est pas convaincante, dans aucune de ses versions. C’est cet aspect même qui peut nous mettre sur la piste : elle est tardive. En effet, elle semble bien être une tentative d’explication rationnelle et acceptable —sa maladresse la trahit— d’un rite qui, au moment de sa rédaction, avait déjà perdu, ou refusait la signification profonde de ses origines : le sacrifice humain ! Dur à assumer...

 « Érigoné » signifie en grec «qui naît au printemps », et nous sommes à l’époque minoenne, qui a divinisé la Nature et l’a célébrée par de nombreux cultes de renaissance et de fertilité.
Un objet du culte minoen, conservé en plusieurs exemplaires attire l’attention : le « kernos ». il s’agit d’un ensemble de petites coupes d'argiles attachées à un vase central.
Les auteurs qui en parlent pensent qu’il aurait servi au cours des « mystères », mais ne savent pas trop lesquels.
Si on observe bien le mot, on y trouve la racine indo-européenne « KRN », celle même qui structure le nom du dieu celte Cernunnos » (ou Kernunnos).
Tout cela situerait donc l’origine de la balançoire à l’époque des Celtes, dans une civilisation de chasseurs cueilleurs, au paléolithique ou au mésolithique indo-européen.
Pour mieux comprendre, il convient de se mettre en situation —d’essayer, au moins !— : ces peuples avaient comme unique source de subsistance la viande du gibier et les fruits des arbres qui eux-mêmes alimentaient les animaux et donnaient le combustible pour le feu. On comprend donc facilement l’importance vitale que revêtaient les arbres, et la vénération que ces populations leur portaient, jusqu’à les diviniser, leur instaurer des cultes et leur offrir des sacrifices... humains, car c’était de règle à l’époque.
Les sacrifices par pendaison à des arbres étaient communs chez les Celtes adorateurs d’Odin. Les victimes étaient pendues puis transpercées par des sagaies, afin que leur sang fertilise le sol, et elles restaient là jusqu’à ce qu’elles tombent en lambeaux, balancées par les vents.

Lorsque cessèrent les sacrifices humains, elles furent remplacées par des figurines et des balançoires rituelles.

          Au cours de l’évolution des pratiques, tout l’implicite déjà inclus au départ dans le sacrifice lui-même s’est extériorisé, diversifié, développé de manières différentes    
en rituels et en fêtes, puis en folklore et en simples jeux de jardins.
Mais la transcendance de la symbolique reste toujours et partout présente dans l’inconscient collectif, même dans les jeux les plus innocents. Si non, comment expliquer la survivance multimillénaire des balançoires et des escarpolettes ?
Les chercheurs, chacun selon son point de vue, ont pu isoler de bien intéressants symboles, au-delà, bien sûr de l’horreur de l’offrande d’une vie, c’est à dire du meurtre d’un innocent, pour apaiser des dieux.

Le cœur du sujet, c’était bien l’espérance pour ces peuples que se perpétuent les sources de leur subsistance, et de voir renaître la végétation chaque année au printemps. Dans l’état de leur croyances, ce n’était sûrement pas un acquis éternel.
Nous, nous sommes moins « stupides », et nous savons que le retour du printemps est un acquis définitif. Nous ferions bien pourtant d’y réfléchir un peu...
Les Hasards heureux de l'escarpolette de FRAGONARD

Il s’agissait de rites de fertilité, de fécondation, de renaissance, et ce n’est donc pas par hasard que, sur les balançoires figurent uniquement des jeunes filles, avec toute la sensualité aérienne qui en émane.   
C’est que les sensations de vol, d’apesanteur et de vertige, celles des chamans et des mystiques en transe, sont bien présentes aussi.

L’arc de cercle décrit dans les airs par la balançoire, tangent avec la Terre, est symétriquement l’inverse de celui du Soleil, tangent avec le zénith et, symboliquement, ils se rejoignent en cercle pour se féconder, dans la pensée magique.

    Fascinant ballet cosmique, apesanteur astrale, danse inversée du Soleil, vertige du spasme hiérogamique, fécondation rituelle, cycle infini des renaissances: la balançoire des Filles!

          Voilà pour l’essentiel.