mercredi 20 janvier 2010

L'innocente boîte de camembert


Quitte à heurter les gourmets et les puristes, je dois avouer que je préfère le contenant au contenu, non que je n’aime pas le camembert, mais parce que je trouve le premier porteur de beaucoup plus de rêve et de créativité.
J’ai cependant de ce noble fromage des souvenirs « épiques », les casse-croûtes iconoclastes de mes vendredis d’étudiant sur le parvis de Notre Dame la Grande, à Poitiers où, avec quelques compères, je me goinfrais de sandwichs bourrés de camemberts périmés, noirs et suintants, achetés en solde au marché voisin, et bien sûr convenablement arrosés de quelque gros rouge qui tache, au grand scandale des bigotes cocassement chapeautées, qui se frayaient entre nous un passage sur le chemin de la prière...
Aujourd’hui, c’est plutôt le noble mais capricieux bois de peuplier déroulé de la boîte qui a mes faveurs, car innombrables sont les jouets que l’on peut faire avec !
Il en va de la boîte de camembert comme du mirliton : étant devenu un de ses plus fervents laudateurs et prosélytes, j’ai voulu en savoir un peu plus sur son histoire.
Riche histoire qui commence par la légende de la madonne du village de Vimoutiers, Marie Harel (1761 – 1818) qui aurait reçu d'un prêtre, pendant la Révolution Française, le "secret" de la fabrication de ce fromage. En effet, l'abbé réfractaire Charles-Jean Bonvoust aurait demandé accueil chez Marie Harel, et il était originaire de la Brie ...
Mais il semble que ce ne soit là qu’une légende, car ce type de conservation du lait était connu bien longtemps auparavant, dans la région.
Il n’empêche : la dame a sa statue dans son village, et aussi dans dautres !
Mais, venons-en à la boîte.
Ce qu’a pu faire le Chemin de Fer !
Vers 1850, deux facteurs déterminants allaient se combiner pour donner naissance à notre boîte : le succès grandissant de la formule de ce fromage local, et l’apparition du chemin de fer qui allait lui ouvrir les portes du monde entier et, d’abord, de la Capitale.
Il faut bien dire que si le transport d’un camembert pouvait aisément se faire dans des paillons, d’un village à l’autre du Pays d’Auge, il en allait tout autrement lorsque les distances et le temps étaient en cause ...
C’est ainsi que de nombreuses tentatives eurent lieu pour mettre au point un emballage adapté au modernisme : du papier fin pour chaque exemplaire, et du gros pour les paquets de cinq, séparés entre eux par des plaquettes de bois ; puis vint l’idée des boîtes, en épicea attribuées à Mr Rousset, ou en peuplier cloué, puis plus tard agrafé, à Georges Leroy. Les toutes premières étaient confectionnées une à une par les femmes des ouvriers de la scierie, le soir à la maison, à partir de longs copeaux cloués sur des cercles déjà découpés.
En 1912, la « dérouleuse », sorte de taille-crayon géant, produisait déjà ces rubans qui n’ont pas changé aujourd’hui.
Notre boîte avait donc atteint sa forme définitive dès les premières années 1900. Plus d’un siècle !
Et, en plus du patron, elle nourrissait de nombreuses familles ; jugez-en par cette sortie des usines Leroy. Observez tous ces enfants au premier plan, habillés en adultes : étaient-ils là seulement pour la photo ou en simple garderie ? Le timbre (Semeuse n° 137, 1907/192O) nous donne la date du cliché : sans doute avant la guerre de 14.

Il ne manquait plus que l’étiquette, support qui exitait déjà depuis le milieu du XIXe, et qui prit aussitôt la forme que nous lui connaissons, en concurrence avec la pyrogravure qui ne l’a jamais supplantée.
Ah ! L’étiquette : c’est elle qui est la mère des « tyrosémiophiles », dont je ne suis qu’occasionnellement.
« Tyrosémiophile » : encore les racines du grec ancien pour dire le monde d’aujourd’hui, même si c’est avec un peu de cuistrerie : « tyro » (tyros) = fromage, « sémio » (séma) = signe, « phile » (philia) = amour. En clair, l’amour des signes du fromage.
La chance pour le bricoleur constructeur de jouets vient de ce que, durant sa conservation et son transport, le camembert a besoin de respirer, ce que seul peut lui offrir le bois, matière vivante s’il en est. Nous sommes donc (encore ?) à l’abri du plastique !
Revenons à la « dérouleuse », cet énorme taille-crayons qui, de sa lame surpuissante « déroule » effectivement les troncs, comme s’il s’agissait d’un rouleau de papier, et d’où il sort une interminable feuille d’environ 1 mm d’épaisseur.
La particularité de cette longue feuille, c’est que les fibres du bois se
retrouvent disposées dans le sens de sa largeur. Pour réaliser les bords de la boîte, il convient donc de découper des rubans en travers de la feuille, afin que les fibres soient ininterrompues, sur toute leur longueur. Cette technique assure au ruban une très bonne résistance au cintrage nécessaire à la construction de la boîte ronde.
C’est une particularité que le bricoleur devra savoir observer et dont il devra tenir le plus grand compte dans sa pratique. L’expérience montre que les débutants n’en ont pas la moindre idée...
Il s’agit pour nous ici de « désindustrialiser » le bois, c’est-à-dire de retrouver sa morphologie naturelle en « dialogant » avec lui.
D’abord, démonter la boîte. Que de gaspillages n’observe-t-on pas entre les mains malhabiles ! La difficulté consiste à retirer les agrafes sans fendre le ruban sur la longueur. On peut utiliser la pointe du couteau pour ouvrir les agrafes par l’intérieur, mais le plus efficace et sûr est de couper ces agrafes, de l’extérieur, au niveau du pli, avec des pinces coupantes. Ensuite, pour couper par le travers, les ciseaux font merveille.
Toutes les pièces qui seront découpées, aux ciseaux ou à l’emporte-pièces avec le fer rouge, devront l’être en alignant la longueur de ces pièces sur le sens de la longueur des fibres. S’il est nécessaire de renforcer les objets découpés, par exemple les pales du « moulin camembert », il suffira de les enduire de colle à bois qui devient ensuite transparente et respecte à la fois l’aspect et la couleur du bois.
Une intéressante coincidence fait que l’épaisseur de ces rubans de bois correpond à celle d’un scie à métaux, ainsi, par exemple, les oreilles de la souris peuvent-elles être directement encastrées et maintenues sans colle dans la coquille de la noix.


Innocente, la boîte de Camembert, disais-je ?
Oui, certainement, si l’on considère qu’elle accepte généralement sans trop rechigner d’être abandonnée, après son premier et unique voyage, même au tri sélectif...
J’en vois une, ici sur ma table, rustique à souhait, un peu « brute de décoffrage », légère, aérée, robuste : un chef d’oeuvre !
Mais, au fond, n’est-elle pas si merveilleuse par la seule magie du regard que l’on porte sur elle, comme le sont tous les êtres aimés ?