lundi 20 décembre 2010

Petits plaisirs des grands, grands plaisirs des petits

Le vieux marronnier finissait ses jours, tenant avec peine debout sur sa base rongée par les termites, et cependant les jeunes branches qui lui poussaient étaient parfaitement belles. Comme n’importe quel être humain dont le corps se dégrade et la tête bruit encore, toute pleine d’oiseaux et de chants d’espérance.

Il a fallu l’abattre, car sa ruine naturelle menaçait alentour les choses et les gens.

J’ai conservé l’une de ses branches, saine, ronde à souhait, car je voyais déjà les roues que j’y pourrais couper. Elle était encore pleine de sève, et je l’ai mise à sécher à l’ombre, avec toute son écorce, pour qu’elle ne fende pas.

Les quatre roues sont maintenant sciées, plutôt massives, car elles devront, par leur poids, entraîner le mécanisme: la scie Opinel, à élaguer, que l’on fait travailler en tirant vers soi, laisse une trace de coupe où apparaissent à peine les traits, si bien que l’on peut conserver intacte la surface, porteuse encore du souvenir de l’outil, comme on le voit sur les vieilles poutres équarries à l’herminette.

La circularité du bois est presque parfaite, et la moelle est bien centrée: vais-je laisser ainsi les roues, après en avoir pelé l’écorce et les avoir dégrossies au couteau? Il me serait facile de les arrondir parfaitement: il suffirait pour cela de planter dans la moelle une vis sans tête, bien perpendiculairement au plan, puis de serrer la vis dans le mandrin de la perceuse, de fixer l’ensemble à l’établi et de lancer l’engin. La roue s’userait ainsi en rond toute seule, sur une lime à bois tenue en main, puis sur du papier de verre : un mini tour improvisé… Petit moment de doute. A qui et à quoi suis-je en train de penser ? A ceux qui me diront que ces roues, -Quand même !, sont bien mal finies ? A ceux qui verront, dans la perfection du cercle tourné, un peu trop de froideur de machine ?

Eh bien je vais me fier à ma propre sensibilité: le cercle restera celui que la nature avait offert à l’arbre, et le petit air brinquebalant du jouet, désuet à merveille, donnera au modeste rondin une nouvelle vie, surgie de l’imaginaire d’un enfant.

Ce sont ces quatre roues, par leur diamètre et leur volume, qui donneront à l’ensemble ses proportions, donc, déjà, au châssis.

Ce châssis, il le faudra lourd, lui aussi, comme les roues, fortement attiré par la Terre, car la Terre, notre alliée, va travailler pour nous, en cette entreprise ludico-tellurique. Sans cette force d’attraction, pas de mouvement, pas de vie pour ce jouet, et pas de joie du coeur : en avons-nous assez conscience ? En avons-nous tout le respect ?

Pour le grand-père bricoleur, cela devrait être la règle : dans le chaos du désordre ordonné de son grenier aux merveilles, il y a forcément le bout de bois qu’il faut. Coupé par d’autres ou par lui, il attend, et chacun d’eux le sait. Son destin était là : être associé à ces quatre roues, seuls éléments rescapés de l’antique marronnier. C’est un tasseau de pin, bien veiné, encore tout odorant.

Il faut le prendre comme il est : un peu épais sans doute, mais on élargira plus tard les hanches du bonhomme, pour qu’il puisse le chevaucher.

Pour le moment, il convient d’en déterminer la longueur. Il faudra, d’une part, que les deux roues fixées de chaque côté ne se frottent pas entre elles et, d’autre part, il ne conviendra pas que le châssis dépasse ; des angles trop saillants, par leur agressivité, briseraient le charme du jouet. On pose les roues sur le tasseau, à distance convenable, on trace avec l’ongle un petit repère, et déjà, dans le rêve, s’anticipe le roulement du chariot.

Vite, un coup de scie sur le repère, et le châssis est prêt.

Les axes des roues devront être relativement solides : du bois peu cassant –le châtaignier est élastique et résistant et, justement, sur l’étagère, s’ennuyait une gitolle coupée jadis dans un taillis-, et d’un assez bon diamètre. Mais, qu’est-ce à dire « un assez bon diamètre » ? C’est qu’on travaille ici à la fois à l’œil pour l’esthétique et à la main pour la résistance du bois ! « D’un assez bon diamètre », cela signifie donc « ni trop gros ni trop petit » ; ainsi les choses sont plus claires, n’est-ce pas ?

Mais ce n’est pas tout ! La tentation pourrait être de réduire le diamètre de la gitolle aux dimensions voulues ; non ! Combien de débutants ai-je vu ainsi se retrouver, au bout de pénibles efforts, avec une tige constituée, pour l’essentiel d’un mince tube de bois recouvrant une fragile moelle !

Fendons la branche en quatre, arrondissons un de ces quarts de ronds, et ne travaillons pas au couteau comme avec l’herminette. Le pouce se met dessous et fait pression, la lame dessus, et la main tire une éclisse régulière d’un seul venant, sur toute la longueur du bois.

Et les trous dans le châssis ? Ah, il les faudra d’un diamètre supérieur à celui des axes, parce que le bois ça gonfle à l’humidité, et surtout, si nous voulons que nos roues, pas très rondes et de plus solidaires, touchent ensemble terre, seul un jeu important permettra leur brinquebalement ! Ah, bon ! Et supérieur comment ? C’est facile : on perce, on teste, on alèse, et enfin on colle à l’axe les roues . Encore une petite vérification ? Sur un terrain en pente bien sûr : le chariot est parti, et il n’est que de voir comment il se contorsionne, au gré capricieux de l’inégalité du sol et du voilage de ses roues !

Le tour de taille du bonhomme qui va piloter l’engin devra être au moins « raisonnable », peut-être même pas très « sportif », car son embonpoint devra être suffisant pour que ses jambes chevauchent l’ensemble, à l’extérieur des roues épaisses où seront fixés ses pieds, sur de fictives pédales. Allons, on trouvera bien un compromis !

Anticipons : le bonhomme, par un jeu subtil –et anatomiquement faux- d’articulations libres et soudées, se dandinera sur ses jambes. Pour son équilibre et surtout pour l’allègement de l’ensemble, il devra peser moins que sa taille ne le laisserait supposer. Il sera creux, le pauvre, oui, mais en canne de Provence ! La légèreté de la canne, sa couleur chaude de blé mûr, sa collerette à chacune des sections de tube, ses curieuses réactions cutanées au fer rouge : voilà ce qu’il faut pour faire un homme. Les dieux mayas avaient utilisé le maïs ; nous utiliserons la canne de Provence. A chacun son patrimoine naturel et sa fantaisie créatrice! A chacun sa façon d’être dieu.

Savez-vous couper un tube à la mode, à la mode… du bricoleur ? Rien de plus facile –pensez au vitrier- ; on incise circulairement le tube avec le couteau, puis on fait pénétrer la lame, presque sans appuyer, en la faisant aller de droite à gauche par un jeu du poignet. On prend le tube à deux mains, un coup sec sur le genou, et clac !

Pour la hauteur, pensons que le tube ne figurera que le tronc ; les jambes seront faites d’un autre bois et selon une autre technique. Et tant qu’on y est, dessinons un visage au fer rouge . Mais avec quels outils ? Ah, oui, j’oubliais ! Du fil de fer emmanché sur un tronçon de gitolle, et qui s’enfoncera tout seul dans la moelle : un gros pour les yeux, un moyen pour le nez et un autre, recourbé en demi-lune pour la bouche enfin, pourquoi pas, un tout petit pour les moustaches. Oui, ce sera une sorte d’élégant vélocipédiste moustachu fin XIXème siècle.

—Bonjour, grand-père. Ouf ; il était temps ! Il me tardait de te voir, avec ta barbe et tes lunettes !

—Tiens, tiens, tu parles, toi, maintenant ? Tu ne vas pas te prendre pour Pinocchio, tout de même !

—Non, non, ne crains rien. D’ailleurs, toi tu n’es pas Gepetto non plus.

—Certes…

—Allez, ne te fâche pas ; je disais ça pour rire. Dis donc, tu ne vas pas me laisser comme ça, le crâne ouvert ?

—Surtout que tu n’as rien dedans… !

—Un partout, grand-père ! Alors, comment vas-tu me coiffer ?

—J’étais en train d’y penser. Veux-tu un canotier ? Le canotier te donnerait bien fière allure, et il est facile à réaliser : une rondelle fine découpée dans de la boîte de camembert, pour faire un assez large bord, et une autre plus épaisse —un tronçon de gitolle—, d’un diamètre supérieur à ta tête, évidemment ; il faudra bien qu’il tienne, ton chapeau, quand tu vas te mettre à pédaler.

—Et si on essayait autre chose pour changer ? Regarde un peu tes cupules de glands « américains », elles sont larges et plates comme des bérets basques. Elles ont même le couetou qui dépasse. Ça m’irait bien, non ?

—Aucune ne te va t’aller, mon vieux ! La boîte à chapeaux du grand-père ne comporte pas d’assortiment adapté à un tel tour de tête…

—Et un casque de protection ? C’est dans le vent, tu sais ?

—Si tu le dis… Mais comment je vais faire, moi ?

—Attends, tu n’as pas quelque grosse noix, une « noix bijou », par exemple ?

—Si, justement ; tu me donnes une idée : je vais la scier par le travers, avec une scie à métaux : tu vois ça un peu ?

—Chouette ; j’aurai l’air d’un dandy déguisé en coureur.

—Ou l’inverse… Mais laisse-moi réfléchir un peu pour la suite.

L’intuition est claire : il faut que le bonhomme pédale ; jusque là c’est facile, il suffit de fixer dans les roues de petits tenons décentrés et opposés, d’une roue par rapport à l’autre. N’oublions pas que les roues sont collées à l’axe : c’est fondamental à la fois pour qu’elles ne s’échappent pas et pour que les deux tenons constituent une sorte de manivelle qui va entraîner les jambes.

Merveilleuse imagination qui verra ensuite le contraire : le bonhomme, lorsqu’il va partir sur les pentes, nous donnera l’impression de propulser lui-même le char.

—Ne raconte pas d’histoires, là. Dépêche-toi. Tu sais que je t’attends.

—Un moment, s’il te plaît ; ne t’emballe pas trop tôt ; tout n’est pas résolu ! As-tu pensé que tout ton corps doit bouger comme un vrai, et pas seulement tes jambes ?

—Alors, comment tu vas faire ?

—Tu vois, à vrai dire, je n’en sais trop rien encore. J’ai plusieurs options, mais, de toutes manières, je vais devoir te souder quelques articulations.

—Me souder des articulations ? Dis, tu n’y penses pas ?

—Et si, il faut bien que j’y pense, sinon, tu vas t’effondrer comme une chiffe!

—Eh bien, vas-y, explique.

—Alors écoute, et réfléchis bien. Tes jambes doivent à la fois pédaler et faire bouger ton corps ; j’ai deux possibilités : souder tes genoux ou tes hanches. Si les deux articulations sont libres, tu vas t’asseoir, tout simplement et tu sais bien qu’il y a mille jouets comme ça. Tu as le choix : les genoux ou les hanches. Le mouvement sera un peu différent, mais cela reviendra à peu près au même.

—Et toi, qu’est-ce que tu préfères ?

—Souder les genoux ; le mouvement sera un peu plus ample. Et il faudra élargir un peu tes hanches avec des bouts de tube de roseau, sinon ça va bloquer.

—Bon. Et comment tu vas faire pour fixer mes jambes à mon tronc et donner de l’aisance aux articulations ?

—Pour fixer tes jambes, je mettrai un axe fin, en bois bien dur –le bambou, ça te va ?-. J’enfilerai les jambes, qui auront un grand trou, les tronçons de tube, et j’arrêterai le tout par de petites rondelles de noisetier collées à chaque bout de l’axe. Et pour l’aisance du mouvement, tu vas avoir deux grands trous en ovale, juste au niveau des hanches. Tu comprends ?

—Oui, je comprends ; mais pas trop grands les trous, parce qu’ils absorberaient tout le mouvement, et mon corps ne bougerait pas guère.

—Tu as sacrément raison, le bougre ! Mais tu ne vas pas me donner de leçons, tout de même ?

—Non, non. D’ailleurs, ce n’est pas la peine que je te dise que les grands trous, il faudra les faire au niveau des bras, car c’est là que ça va se tortiller le plus. Et tu le sais.

—Exactement ! Et puisque tu parles des bras, as-tu pensé que ce sont eux qui vont soutenir tout ton corps ?

—Oh, c’est pas comme ça que ça marche en vrai !

—Bien sûr que non ; mais toi tu n’es pas « en vrai ».

—Attends, attends ! On verra bien ce que diront tes petits enfants.

—Attendons ; pour le moment, je me demande avec quoi je vais faire tes jambes. Avec quelque morceau de lattes que j’ai ramassées l’autre jour sur un chantier? Elles sont en peuplier, léger et facile à travailler. Je vais les refendre dans le sens du bois, les couper à la mesure, et il ne restera qu’à les poncer.

—Quoi, les poncer ?

—Eh bien oui, les poncer.

—Ne t’embarrasse pas de luxe, grand-père. Ça fait déjà assez longtemps comme ça que j’attends ! Me poncer les jambes ! Comme un coureur du Tour de France ! Il ne manquerait plus que la pommade…

—Si c’est toi qui le dis… Et les bras ?

—J’attends ; explique !

—On n’a pas le choix. Comme tu l’as si bien dit, ça doit tourner aisément à l’épaule, donc il faudra coller les mains au guidon. Ah, oui, j’avais oublié, il faudra un guidon, fixé à une potence qui monte du châssis.

—Dis donc, grand-père, tu ne me mettras pas une selle ?

—Si, bien sûr ; mais elle ne te servira à rien, parce que tu ne vas jamais t’asseoir.

—Et qu’est-ce que tu en sais ?

—J’en sais que le mécanisme je l’ai prévu comme ça. Après tout, à toi de voir.

—C’est ça ; on verra. Alors, c’est prêt ? Tu me lances ?

—Allons-y !

—Stop ! Stop ! Tu ne vois pas que je m’affale contre la potence ?

—Misère ; ça, je ne l’avais pas prévu !

—Du calme, grand-père, et à toi de réfléchir. Si tu mets une butée, au travers de la potence, au niveau de mon estomac, plus de problème. Je me taperai bien un peu dessus quelquefois, mais t’as vu mes abdos ?

—Là, chapeau; tu me tires sacrément d’affaire ! Et pour te récompenser, je vais prolonger la butée vers l’avant et j’y fixerai une ficelle. Ce seront les enfants qui te tireront, et tu n’auras plus à te fatiguer pour pédaler, surtout dans les côtes.

—D’accord, je veux bien, pour les côtes…, mais qu’il soit bien entendu que ça restera secret entre nous, eh ? Les enfants, eux, il n’ont pas besoin de le savoir. Promis ?

—Promis !

Existe-t-il de “petits” plaisirs qui seraient inférieurs aux “grands”? Moi, je ne le crois pas. Et le plaisir, petit ou grand, c’est un « état modifié de la conscience » qui nous rapproche des dieux, qui nous fait un peu dieux nous-mêmes.

—Qu’est-ce que tu marmonnes là encore?

—Rien, rien, n’écoute pas, tu n’as pas besoin de savoir ça, toi non plus, ce ne sont que radotages de grand-père…