Lubies de grand-père
Le grand-père a envie de faire une halte sur le chemin.
Il a envie d’écouter le vent qui fait bruire, chanter ou gémir la forêt.
Il a envie de regarder voleter ce papillon sur la fleur du fossé : un survivant, déjà ?
Il a envie de sentir le parfum de la gitolle qu’il a coupée dans le taillis.
Et il a envie de faire partager tout cela à ses petits enfants.
On lui dira peut-être : « grand-père, tu es devenu poète ? », ou « Tu n’es plus de ce monde ! », ou encore : « Ça n’intéresse plus les jeunes, ça ! ».
A tout cela, il répondra que non !
Il répondra qu’il se croit encore assez lucide pour avoir une opinion.
En vérité, par-devers lui, il a la conviction que personne ne lui parlera ainsi et, d’ailleurs, pratiquement personne ne l’a jamais fait, car il sait bien que chacun a gardé au fond de lui une petite étincelle qui lui fait reconnaître qu’il a raison.
Car le grand-père regarde, et il écoute.
Il voit tous ces êtres humains qui s’affairent, qui luttent pour tenir leur standing, qui courent et se démènent, apparemment motivés par la noble vertu du labeur quotidien.
Parfois il les regarde dans les yeux, et il découvre dans leurs regards un désarroi étrange : tous ces gens, au fond d’eux-mêmes, savent qu’ils ne vont nulle part, ou pire, qu’ils vont à la catastrophe !
On a pu comparer le genre humain à un troupeau de buffles qui se rue à corps perdu vers un précipice : si l’un d’eux s’arrête, il se fait irrémédiablement piétiner. Et il continue…
Le grand-père n’est pas de ceux qui s’arrêtent ainsi; il se voit plutôt comme un coureur, engagé dans une course folle, et qui, petit à petit, se dégage du peloton pour mettre pied à terre, et se demander où elle va, cette course.
Il observe ces forcenés de l’inutile, et il perçoit encore chez eux, presque vivante, cette étincelle de la Sagesse antique, celle que parfois ils osent regarder, écouter, faite petite voix, lorsqu’elle leur dit qu’ils ont perdu le Sens.
Mais elle est dure à soutenir la vivante lueur qui parfois les transperce. Alors, vite ils la mettent sous le boisseau de la fuite en avant, sous la bonne conscience du labeur accompli, ou ils l’aveuglent par les clinquants de l’avoir et du paraître ; ils la noient dans le bruit qui envahit leur vide d’être.
Que leur dit-elle, cette petite voix ? Elle leur dit : « Est-ce que tu prends le temps d’aimer ? », « As-tu pensé que la vie est courte, que les matins sont beaux, que tu n’es pas dans l’essentiel ? ».
Formatés par les modes du temps dès la petite enfance, le grand-père les voit frénétiquement cultiver l’apprentissage de l’inutile, gaver leur corps et leur esprit des fruits de la futilité, ouvrir, béats, leur cœur à l’amour du néant…
Il écoute, ahuri, les cohortes de prédicateurs aveugles, ignorants, fanatiques, les conduire vers les précipices de la Vérité sondagière —serpent pervers qui se régénère par la queue—, des religions obscurantistes —‘Ne pense pas, mon petit, c’est caca !’— et de la vacuité consumériste —‘Roulez suréquipés, surdimensionnés, surbookés !’—, ou de l’imposture des « coaches » —‘Devenez des assistés : je m’occupe du reste !’—.
Il pense qu’il y a 2 400 ans Socrate, déjà, disait « Connais-toi toi-même, et tu connaîtras l’univers et les dieux. » Une maxime qui est, si c’est possible, encore plus subversive aujourd’hui qu’à l’époque où elle lui valut de boire la ciguë…
Il pense aussi à cet autre aphorisme qu’il se plaît à répéter : « Si tu ne sais pas où tu vas, au moins souviens-toi d’où tu viens ».
Et il compare l’avidité des foules de « ménagères de moins de cinquante ans », de « djeuns », de « cadres dynamiques », pour la culture poubelle qui inonde les media et les têtes, à ces vieilleries de la Sagesse antique.
Il se dit que, chaque jour qui passe, son choix est plus irrévocable.
Il se dit qu’il n’est candidat à rien et qu’il n’a pas besoin de dire à des foules de veaux ce qu’elles veulent entendre : qu’il aime le foot, le rap, le fric.
Il n’a envie de convaincre personne : tout au plus donner à voir, laisser une trace, déclarer que son monde culturel n’est pas de ceux qui aujourd’hui impèrent.
Il n’a aucun catéchisme à vendre ; le sien, vous le trouverez partout si vous voulez bien seulement vous baisser pour le prendre : il vous attend.
Interrogez les branches, les fleurs et akènes du chemin et vos mains qui les cueillent.
Prenez le temps d’y découvrir le Sens qu’elles vous offrent.
Et puis, écoutez les enfants car, eux, ils savent encore le faire.
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