Ludus carnavalis
C’est de voir mourir les uns après les autres tous les pèrenoëls auxquels, hier encore, nous croyions, eux qui avaient bercé ou structuré notre âme d’enfant et même d’adulte confiant, que me vient cette grande amertume.
On dit que l’étude des choses du sacré fait devenir anticlérical ou mystique : il me semble que je deviens les deux ! D’ailleurs, n’est-ce pas la même chose ? Voyez comment les mystiques —Ste Thérèse d’Avila, les Soufis, etc.— sont mal vus par leurs propres hiérarchies …
On ne se lasse jamais de déconstruire l’inextricable réseau sémantique qu’a patiemment et savamment tissé l’Eglise catholique —chapeau les artistes !— , pour coloniser et gouverner notre pensée. Et, à l’amertume de se sentir floué vient s’ajouter l’indignation !
Ainsi en est-il à propos du Carnaval.
Le Carnaval : ce que l’on observe.
Il n’est pas ici question de décrire par le menu tous les carnavals que chacun connaît bien. Je tenterai plutôt d’en extraire les points communs, d’en schématiser en quelque sorte la structure.
Commentons un peu ces aspects communs. Nous les reprendrons plus loin différemment.
*Les lieux : il semble aujourd’hui que le Carnaval se célèbre un peu dans tous les pays du Monde. C’est une indication trompeuse, sur laquelle il faudra revenir.
*Un aspect caractérise tout de suite le carnaval, c’est le moment où il se déroule : le cœur de l’hiver, et cela, quels que soient la latitude ou le continent. Voilà une caractéristique importante et qui sera très révélatrice.
*Les déguisements sont de tous les Carnavals, et les masques aussi, qui, beaucoup plus que l’anonymat symbolisent le chaos.
*Les bruits : surtout avec des instruments en bois, qui produisent des sons secs, réputés chasser les mauvais esprits, comme les crécelles.
*La levée des interdits et l’inversion des rôles sont bien entendu les points les plus polémiques. Une morale étriquée et myope n’y a vu que l’extériorité, alors que c’est l’un des fondements essentiels de la fête.
*Le feu, et la crémation du " Bonhomme Carnaval ". Tout a une fin, et celle-ci est chargée de symboles de purification.
Le rôle historique de l’Eglise catholique
Afin de bien contextualiser le rôle de l’Eglise catholique face au Carnaval, il convient de rappeler quelques faits historiques.
Au IVe siècle de notre ère, l’Empire Romain n’était plus ce qu’il avait été. Il lui fallait se ressaisir, en retissant les liens politiques et sociaux.
Parallèlement, ce qui n’était encore que la secte chrétienne, prenait de plus en plus d’importance dans l’Empire.
On sait qu’il n’est pas possible de gouverner les peuples par la raison, et l’empereur Constantin (274 – 337) le savait aussi. En bon stratège, il comprit que, plutôt que de combattre le christianisme —il faudrait dire : le ‘paulinisme’, car cette Eglise est plus celle de Saint Paul que celle de Jésus !—, il valait mieux le noyauter et le détourner à son profit. Il en fit donc une religion d’Etat, fondant ainsi un empire théocratique, ancêtre de l’Etat du Vatican, lui qui, rappelons-le, n’était pas chrétien et avait commis, sur au moins cinq des membres de sa plus proche famille, autant de crimes ou assassinats…
Le Christianisme étant devenu Religion d’Etat, les divers ecclésiastiques de l’Empire, bardés de certitudes et de pouvoirs, les " milites Christi " ou " miliciens du Christ ", allaient s’affronter, en Gaule, Hispanie, Germanie, aux religions locales des " pagani ", autrement dit des ‘ploucs’, qui deviendront ensuite des ‘païens ".
Ces religions locales étaient de style druidique ou chamanique. Le fait qu’elles s’adressent à d’autres dieux ne devait pas être l’obstacle principal pour l’Empereur qui adora toute sa vie Sol Invictus, fut aussi arien, et ne fut baptisé qu’à l’article de la mort !
Par contre, ces religions n’avaient pas de structure centralisée, chacune s’arrangeant à sa manière avec son druide ou son chaman, dans l’inextricable foule de leurs dieux, comme cela a été si bien caricaturé dans " Obélix ".
On comprendra vite que cette ‘anarchie’ devait nuire considérablement à l’unification de l’empire.
La méthode syncrétique du recouvrement d’une religion par une autre, telle que l’on peut encore la voir en action en Amérique Latine, s’imposa. Par exemple, c’est en 354 que le pape Libère fit naître officiellement Jésus le 25 décembre, jour de la naissance de Sol Invictus.
De la même manière, les temples ou les " nemetons ", dédiés à Bélénos, la principale divinité gauloise, ont été recouverts par l’archange Saint Michel qui possède à peu près les mêmes attributs que lui.
On pourrait multiplier les exemples à l’infini, car la méthode a été systématique.
Revenons au Carnaval.
Dans son zèle prosélytique, l’Eglise s’est ménagé de nombreux arrangements avec le Ciel, bien sûr, mais aussi avec l’étymologie.
Les dictionnaires actuels en portent encore la trace. C’est ainsi que la plupart d’entre eux donnent au mot " Carnaval " des définitions qui tournent autour de ceci :
1 . Période de réjouissances profanes qui va de l’Epiphanie au début du Carême.
2 . Divertissements publics (bals, défilés) du Carnaval.
3 . Période où l’ordre social, les hiérarchies sont symboliquement supprimés ou retournés.
Les plus savants donnent même l’étymologie : le mot serait issu du bas latin ou de l’italien " carne levare ". On aurait donc : " carne ", du latin " caro "/ "carnis ", qui signifie chair des animaux et des fruits, matière par opposition à esprit, et " levare " qui, par ‘haplologie’ —excusez du peu !—, aurait donné " carnevale ", et " carnaval.
Super ! Mais, quest-ce, diable, que l’haplologie ? C’est la suppression d’une syllabe qui se trouve, ou bien redoublée dans un mot, —comme " obamamania " qui devient " obamania "— ou bien trop ressemblante à une autre.
Mettons cela en application : " car-ne-le-va-re " ; quelles sont les syllabes identiques ou ressemblantes ? … Aucune. Ah !
Si " carne levare " est devenu " carnevale " > " carnaval, il y a eu une inversion entre deux syllabes, " le " et " va ", et il s’agit d’un métathèse.
Alors, pourquoi parler d’haplologie ? On croirait entendre les médecins de Molière…
Mais, admettons qu’il s’gisse bien de " carne levare ". Alors, ce verbe, " levare " ? Il provient de l’adjectif " levis " qui signifie léger, d’où son premier sens, soulever. Il signifie aussi alléger, soulager, et enfin ôter, enlever.
" Carne levare " signifierait donc soulever, ou alléger, ou même ôter la viande. Pour un mardi gras, ‘ça le fait pas’, comme on dit aujourd’hui.
Mais, bon, c’était le Moyen Age et, avec une bonne dose d’haplologie, ça pouvait passer. Le bon peuple devait admirer ce beau parler, et ça suffisait bien.
Mais il y a toujours quelques pisse-vinaigre, pervers empêcheurs de tourner en rond, qui se mêlent d’apprendre à lire et, pire encore, de réfléchir.
On est donc passé à autre chose, qui semble bien moderne encore aujourd’hui : " carnaval " viendrait de l’italien —ça marche aussi en espagnol— " carne vale " (en latin, " vale " veut dire ‘porte-toi bien’), où " vale " signifie à peu près ‘d’accord’.
Ouf ; on en avait encore pour quelque temps !
Mais, patatras ! Et si ce n’était pas ça ? Ah, ces fausses étymologies ‘vendues’ par l’Eglise au Moyen Age !
On est maintenant sur une autre piste. Plus sérieuse, peut-être : la racine indo-européenne " KRN ".
Pour retrouver les racines indo-européennes des mots, il suffit parfois d’enlever les voyelles ; on peut ici se livrer à l’opération inverse, et on trouvera, entre autres, " corne ", et les chercheurs ont tout de suite fait le rapprochement avec Cernunnos, le dieu celtique cornu —les cornes symbolisant ici la puissance—, nommé ainsi sur une inscription gallo-romaine du musée de Cluny.
On pourrait penser aussi au mot espagnol " cornudo ", qui signifie cocu. Nous y reviendrons.
Dans la langue celte, " kern " désigne le sommet de la tête et les bêtes à corne, comme le cerf.
Sans aller beaucoup plus loin, on trouvera encore la tribu gauloise des Carnutes, la trompette de ces mêmes Gaulois, le carnyx, et encore Carnac, cairn, et peut-être... couronne. Oh, scandale !
En s’inspirant des nombreuses recherches publiées ici ou là, on pourrait facilement faire étalage d’érudition, mais ce serait lâcher la proie pour l’ombre. Un peu comme si on s’attachait, s’agissant du mariage, à décrire en détails la forme des souliers, des plats de la cuisine ou des cordes des instruments de musique. On oublierait ainsi la signification essentielle et fondatrice de la cérémonie, qui est la protection de l’ordre social, par l’empêchement du vagabondage sexuel —source majeure de trouble—, et l’assurance de la bonne reproduction et de l’éducation de l’espèce.
Et puis que nous parlons de mariage, revenons à nos " cornudos ", et pensons aux représentations traditionnelles du Diable, sous les aspects d’un bouc doté d’une magnifique paire… de cornes !
Il ne faut pas oublier que le Diable, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est une invention assez tardive de l’Eglise catholique, qui a fait d’une pierre deux coups : diaboliser les religions locales en donnant au Diable les aspects de leurs propres divinités ! Même chose pour les servantes de ces cultes, qui sont devenues des " sorcières ".
Et les cornes de l’infortuné mari ? Pas difficile ! En tant que fauteur de trouble —pour ne pas avoir ‘tenu’ sa femme suffisamment—, il était forcément diabolique. Car le Diable, c’est aussi le trouble : celui du Carnaval, car il est double.
Où est-ce que cela nous mène ? A considérer que le Carnaval est la survivance, plutôt mal tolérée, de religions préexistantes, diabolisées par l’Eglise catholique.
Je dis que ces religions antérieures étaient chamaniques et, en disant cela, je ne prends pas beaucoup de risques, car il est probable que toutes les religions ont cette origine. Mais il faudrait définir le mot qui est au centre de cette affirmation.
Le chamanisme, de manière schématique, est une pratique religieuse fondée sur un ou des états modifiés de la conscience, obtenus par des moyens divers : drogues (la ayahuasca, le peyote, le chanvre indien, l’opium, l’alcool de notre bon vieux Noé…), le jeûne, le tournoiement sur soi-même (les Soufis), etc. Une fois plongé dans cet état, le chaman croit être directement en contact avec l’au-delà, avec les dieux, et ses fidèles aussi. C’est une logique simple : ce qui n’est pas naturel est surnaturel.
Oui mais voilà : le chamanisme ne s’embarrasse pas de structures institutionnelles, et, de plus, il est pleinement en phase avec les cycles naturels de la nature et de l’Homme. Et ça, ce n’est pas bon pour les dictateurs, qu’il s’agisse des politiques ou des financiers !
Nous avons vu que le Carnaval est célébré un peu partout dans le monde. Je crois cependant qu’il ne peut être originaire, sous la forme que nous lui connaissons, que de l’Europe du Nord. En effet, et en raison même de ses composantes chamaniques intimement imbriquées dans les cycles des saisons, on ne voit pas vraiment le lien, par exemple au Brésil, sous les Tropiques, ou dans l’Hémisphère sud, avec l’inversion des saisons..
On me dira que le " Pourim " des Juifs est une sorte de Carnaval ; c’est vrai sur le fond, mais il se trouve que ses manifestations les plus " carnavalesques " (les déguisements, la beuverie) il les doit à ses influences européennes yiddish, et non à son passé biblique.
Tout cela plaide pour une recherche plus approfondie.
Le sacrifice fondateur.
Nous allons maintenant remonter beaucoup plus haut, et pour cela revenir à Cernunnos. Ce dieu, gaulois et celte, était identifié au cerf. Le cerf : en voilà un sacré animal ! Et aussi un animal sacré. Ambivalence du Sacré…
D’une manière quasi universelle, le cerf symbolise une foule de caractéristiques essentielles : la force vitale et la sexualité, le renouveau avec la chute et la repousse de ses bois, la terreur sacrée par l’outrance de son brame.
Et ce n’est pas tout : il passe pour être un grand connaisseur des herbes médicinales, et un amateur d’amanites tue-mouches, champignons… hallucinogènes.
Mieux encore, il passe pour un véritable initiateur en ces pratiques magiques.
Voilà pourquoi les chamans de Sibérie lui rendent un culte aussi diligent.
Ayant tout cela à l’esprit, c’est en réexaminant toutes les caractéristiques bien connues du Carnaval, que nous allons retrouver René Girard et le sacrifice fondateur du " bouc émissaire ". Tiens, le bouc, encore un animal cornu !
Les déguisements, avec les masques et les bruits d’instruments cacophoniques, l’inversion des rôles et la dissolution des interdits : ce premier ensemble caractérise très précisément le chaos, dans le " conflit des doubles ".
Les doubles jouent ici un grand rôle.
Si l’on observe un peu le champ sémantique des termes associés au Carnaval, on découvre facilement le concept de " double ". Par exemple, le " Diable " —" dia-bolos " de "dia" = " divisant complètement" et de "bolos" (b a l l w) = "jeter, mettre" ; "dia" est peut-être dérivé de "dis" = "double", "douter", "à double sens".
Par ailleurs, Cernunnos est parfois représenté sous un double aspect : jeune imberbe / âgé, chauve, et il est lié par Jules César à " Dis Pater " —on retrouve ici le " dis "—. En tant que dieu de la terre et du monde souterrain, Dis Pater était lié à la mort et à la nuit, mais il était aussi géniteur, rayonnant et lumineux, au caractère guerrier, dieu druide, maître de la science, de la sagesse et de la magie. Encore un double !
Pour les gaulois, il était sans doute le "premier homme", ensuite divinisé et devenu maître de la vie et de la mort, à l'origine des êtres et des choses, père de la richesse souterraine et des techniques agricoles. Nous y reviendrons.
Nous avons affaire ici au chaos pré-sacrificiel, celui qui, à la suite des dérives de la contagion mimétique, dissout la communauté et conduit à l’indifférenciation (masques et inversion des rôles, beuveries, licence…).
Les bruits associés à ce chaos sont évoqués par les instruments cacophoniques, les cris, les chants.
Le chaos, à la fois déstructurant et contrôlé dans le temps s’achève sur la crémation du Bonhomme Carnaval, chargé de toutes les turpitudes du groupe, rappel du sacrifice de la victime propitiatoire ou ‘bouc émissaire’.
Puis, par un retournement cathartique de la situation, la victime devient idole, et on retrouve notre Cernunnos, symbole à la fois de la mort et de la nuit, et de la vie et de la lumière, initiateur de toutes choses et de l’ordre social en particulier.
Il s’agit bien là d’un " ludus ", c’est-à-dire d’un jeu, en ce que le jeu est lui aussi un ‘remix’ du sacrifice.
Ainsi, contrairement à ce que croient certains rationalistes désincarnés, ou intégristes, le Carnaval a une fonction essentiellement conservatrice de l’ordre, et cela à relativement peu de frais, par rapport à ce que coûtent les dérives incontrôlées d’une certaine jeunesse d’aujourd’hui.
Mais, allez faire comprendre cela à nos politiciens…
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